CHARLES FERRY,PREFET DE SAÔNE-ET-LOIRE ET LA COMMUNE DU CREUSOT  

 

CHARLES FERRY  (1837-1909) PREFET DE SAÔNE-ET-LOIRE

 

ET LA COMMUNE DU CREUSOT

 

 

La personnalité et l’œuvre considérable de Jules Ferry ont occulté la carrière, l’existence même pour la postérité, de son frère Charles. Son importance cependant, dans la vie et le destin politique de celui dont il était de deux ans le cadet, a été soulignée par les biographes du père des célèbres lois scolaires de la Troisième République. En Saône-et-Loire, son nom reste associé à l’éphémère Commune de 1871, qu’il fut chargé de contenir d’abord, puis de liquider comme préfet du département.

 

                                 

 

LE PERE D’ABEL

 

Jules et Charles Ferry, originaires de Saint-Dié (Vosges) où leur père était avocat et conseiller général, appartenaient à la bourgeoisie républicaine de l’époque. Leur famille s’était hissée au rang de notable par l’artisanat (fonderie de cloche), puis l’industrie céramique (tuilerie). Charles, doué d’un « sens vigoureux des affaires », s’appliquera à continuer de faire fructifier l’héritage familial. Pourtant, sa vocation est celle d’un jeune lettré romantique de son temps : il aime la peinture, la littérature, l’alpinisme, la vie mondaine et les femmes.

En 1875, il épouse Geneviève Allain-Targé, d’une famille républicaine de tendance plus radicale, et réticente à l’idée d’un mariage avec un homme beaucoup plus âgé qu’elle. Pour enlever le moindre doute sur sa santé physique, Charles entreprend avec succès l’ascension du Mont-Blanc. Six ans plus tard, c’est le drame : la naissance d’Abel Ferry, unique enfant du couple, est suivie du décès de la mère. Charles est désespéré : il ne trouve consolation qu’auprès de son frère et de sa belle-sœur Eugénie qui servira de mère au jeune orphelin. Pour eux et pour lui-même, il fait construire un hôtel particulier rue Bayard à Paris. Le couple Jules-Eugénie, demeuré stérile, adoptera Abel comme unique enfant de la génération, attirant cette réflexion acerbe de la belle-mère de Charles, aigrie par la mort de sa fille : « Il leur fallait un fils, et c’est ma fille qui leur a fait. »

 

JULES ET CHARLES

 

Un lien intense unit les deux frères qui, bien avant leurs mariages respectifs, partageaient le même toit. Quand les circonstances les séparent – Jules sera nommé ambassadeur à Athènes – une copieuse correspondance prend le relais. Hommes d’affaires, Charles finance les premières expériences électorales de son frère ; doué d’un sens pratique et d’une patience à toute épreuve, il le dégage aussi des contingences matérielles, allant jusqu’à s’occuper de l’achat de la bague de fiançailles et du chapeau de sa future belle-sœur !

« C’est une communion de cœur et d’esprit qui ne connaît pas de faille, et de la part de Charles, un dévouement qui va ira jusqu’au sacrifice de l’ambition d’une partie de sa carrière. », écrit le biographe de Jules Ferry. Ainsi, il quitte la banque où il travaille et où sa présence peut être jugée compromettante au moment de l’élection de Jules à la députation ; en 1855, les élections législatives n’offrant plus que six circonscriptions pour sept députés sortant, Charles retire sa candidature et cède la place à son frère ; et surtout, en 1891, il lui abandonne son siège sénatorial. La correspondance rapporte, paraît-il, cette parole du cadet à l’aîné : « Tu feras le nom, je ferai la fortune. »

 

       LA CARRIERE POLITIQUE

 

Charles Ferry renoncera à sa vocation, les Beaux-Arts, puis au métier d’avocat. Après des débuts dans la banque, il entame une carrière politique chaotique et plus discrète que celle de son frère. Son expérience de militant républicain amène ce dernier en 1870 au poste de chef de cabinet auprès de Léon Gambetta, alors ministre de l’Intérieur dans le gouvernement de Jules Favre. Pendant le siège de Paris investi par les Prussiens, alors que Gambetta s’échappe en ballon dirigeable et se pose en héros, et que Jules Ferry, maire de la ville, acquiert son surnom de « Ferry-famine » en veillant à la répartition des subsistances, Charles commande l’une des deux colonnes qui vont libérer l’hôtel de ville et le gouvernement de Défense nationale. L’année 1871 le voit successivement préfet de Saône-et-Loire, puis commissaire extraordinaire de la République en Corse où il apaise les agitations bonapartistes, enfin préfet de Haute-Garonne, d’où il démissionnera après la chute de Thiers en 1873.

 

Charles reprend sa place dans le cercle de la finance, à la banque franco-égyptienne où il gravit peu à peu les échelons hiérarchiques jusqu’à la direction générale. En 1880, commence une carrière politique plus personnelle comme conseiller général des Vosges, puis l’année suivante, comme député d’Epinal.

Naturellement, il soutient l’ambitieuse politique de son frère qui reste au gouvernement sans interruption de 1879 à 1885, soit comme président du Conseil, soit comme ministre de l’Instruction publique. Jules Ferry s’enlisa, comme l’on sait, dans le bourbier de la politique coloniale, qui lui vaut un nouveau surnom, « Ferry-Tonkin ». Là se situe un épisode trouble qui affectera le parcours politique des deux frères. L’opposition radicale, incarnée par Georges Clémenceau, sanctionne l’expédition tunisienne, accusant le gouvernement de collusion avec les intérêts industriels et bancaires du pays. Or, la banque dirigée par Charles Ferry participe à l’effort financier en direction des colonies. L’historien J.M. Gaillard estime que « rien n’a permis de prouver des spéculations ou des corruptions dont les membres du gouvernement ou leurs proches auraient bénéficié. »

 

        Quoi qu’il en soit, Charles Ferry ne juge pas opportun de se présenter aux législatives de 1885, mais se fait élire comme sénateur des Vosges trois ans plus tard, et reviendra comme député de Saint-Dié à la mort de son frère en 1893. Il intervient à la Chambre sur l’affaire Dreyfus dans le sens de l’apaisement politique ; il participe aux débats sociaux sur le salaire des ouvriers, le travail des femmes et des enfants, le repos hebdomadaire ; il fait une proposition de loi sur l’élection des sénateurs au suffrage universel, mais vote les « lois scélérates » réprimant les menées anarchistes ; non réélu en 1902, il se retire de la scène politique et meurt sept ans plus tard à Paris.  

 

LA COMMUNE DE 1871 AU CREUSOT

 

 À la chute de l’Empire, en septembre 1870, l’administration préfectorale, mise en place par Gambetta, souhaite pour Le Creusot un maire républicain « ayant de l’ascendant sur les ouvriers, capable par conséquent de maintenir l’ordre et de consacrer toutes ses énergies à la Défense nationale. » C’est ainsi que Jean-Baptiste Dumay est nommé maire provisoire par le préfet, le 24 septembre, « considérant qu’il a été persécuté pour ses opinions démocratiques sous le régime déchu et a souffert pour la République. » Le Creusot est en effet le bastion d’Eugène Schneider, ancien ministre de Napoléon III, membre du corps législatif, conseiller général de Saône-et-Loire, maire du Creusot, une personnalité bonapartiste éminente qui appelle donc la méfiance des républicains.

 

Cependant, les difficultés économiques, aggravées par la guerre et le désastre militaire, exacerbent le patriotisme populaire incarné notamment par Garibaldi, commandant de l’armée des Vosges, qui en principe couvre l’Autunois. Tout cela maintient un climat d’insécurité, d’agitation de plus en plus hostile à la capitulation devant l’ennemi, à la nouvelle Assemblée nationale et à Thiers, chef du pouvoir exécutif, qui maladroitement ont quitté Paris pour Versailles. Le 18 mars 1871, la Commune de Paris est proclamée, elle menace de gagner d’autres grandes villes de province…

 

Le 20 mars, Charles Ferry est nommé préfet de Saône-et-Loire, en remplacement de Frédéric Morin, un républicain libéral. À son sujet, Auguste Marais, sous-préfet d’Autun, écrit à Dumay, pour lequel il éprouve une sincère empathie républicaine : « Je ne peux préjuger de ses actes, mais je pense qu’ils seront bons. » Pourtant dès le début, les deux hommes se défient. La nomination au Creusot du commissaire de police Dietze, qui a laissé de mauvais souvenirs aux mineurs du Creusot lors des manifestations début 1870, est jugée provocante par Dumay qui, soutenu par Marais, obtient satisfaction : Dietze est écarté.

 

Après un nouveau signal de dissuasion auprès de Dumay, par le biais d’un courrier faisant état d’une évolution défavorable aux insurgés parisiens et lyonnais, Ferry reçoit pour toute réponse une dépêche annonçant la proclamation de la Commune au Creusot le 26 mars 1871 : « Commune proclamée ici. Cuirassiers, fantassins fraternisé avec ouvriers. Cris mille fois répétés vive République. Gouvernement Versailles déclaré déchu. Commission s’organise. Calme parfait ; aucune inquiétude. Dumay »

 

Le lendemain, Ferry est au Creusot pour tenter d’infléchir la situation. Il n’est pas seul : un renfort de 1 500 hommes, cavalerie et infanterie, s’ajoute au bataillon du 34e de ligne installé depuis le début du mois. Le préfet est inquiet au sujet des 3 000 hommes de la Garde nationale armés par Garibaldi dans la perspective de la défense nationale. La rencontre Ferry-Dumay a lieu à l’hôtel Rodrigue au Creusot, où s’étaient données rendez-vous les autorités préfectorales et judiciaires. Ferry tente de faire revenir Dumay sur la proclamation de la Commune, en faisant appel à ses sentiments d’époux et de père, puis essaie de négocier sa démission de maire contre sa liberté, et même selon Dumay, contre de l’argent. À bout d’argument, Ferry fait placarder des affiches déclarant la révocation du maire et le désarmement obligatoire de la Garde nationale. Mais devant la menace d’une émeute populaire si la libération totale du maire n’intervient pas avant la sortie des ateliers, le préfet consent à une mise en scène : sortie du maire comme « otage » entre les mains du sous-préfet, qui le laissera filer sous la pression de la rue. On connaît la suite : exil de Dumay en Suisse, révocation du sous-préfet Marais.

 

Au cours de ces évènements, Charles Ferry est-il parvenu à passer à la postérité pour un « diplomate de grande envergure » ? Sans doute avait-il reçu l’ordre de temporiser, car on n’était pas sûr de la Garde nationale, et l’arrestation de Dumay pouvait amener une insurrection susceptible de s’achever dans un bain de sang, et par contagion d’enflammer d’autres villes. Enfin, Charles Ferry, comme son frère, est un républicain sincère, mais avant tout homme d’ordre. Si les principes de 1789 sont leur référence, le péril n’en reste pas moins à la Montagne, c'est-à-dire à l’extrême gauche. Jules Ferry a plusieurs fois éprouvé la violence populaire : lors du siège de Paris, puis le 18 mars 1871 quand il doit se frayer un chemin à travers une foule haineuse pour rejoindre Versailles ; il la connaîtra encore après le fiasco militaire du Tonkin, lorsqu’il quitte la Chambre sous les foudres de Clémenceau et les insultes, « A mort Ferry ! » ; il mourra enfin des suites d’un attentat. On imagine mal aujourd’hui l’impopularité majeure de celui que l’histoire place sur un piédestal.

 

Comme lui sans doute, Charles Ferry, grand bourgeois républicain, est-il « un démocrate libéral plus libéral que démocrate », ou plus simplement un farouche défenseur de l’ordre public. La réflexion de Mona Ozouf, historienne de la République, permet de cerner au plus juste l’esprit qui anime l’action de Jules Ferry – et sans doute celle de son frère. L’une des obsessions est d’inscrire la République dans la durée, c'est-à-dire de rompre avec cette fatalité, renouvelée en 1793 et 1848, qui la voit soumise à la surenchère révolutionnaire, puis tournée vers un régime autoritaire, Robespierre et Bonaparte incarnant donc les deux héros négatifs. « Il cherche à persuader les Français que République n’est pas synonyme de Terreur. Il veut faire comprendre qu’on peut être républicain sans ramener l’entraînement révolutionnaire dans la politique française ; sans partager les illusions de l’homme nouveau et de la table rase ; sans nourrir l’hostilité à la tradition ; sans exalter la rupture avec le passé. » Autrement dit, Ferry veut réconcilier le conservatisme d’une France héritée d’une longue tradition monarchique, et celle de progressistes ayant fait le rêve d’une République définitive.

 

 

 

Bibliographie

 

Archives départementales de Saône-et-Loire : police politique : M 154.

 

Gaillard, Jean-Michel, Jules Ferry, Paris, Fayard, 1989. [La biographie de référence]

 

Pisani-Ferry, Fresnette, Monsieur l’Instituteur, J.C. Lattès, 1981. [Documents inédits sur la famille Ferry]

 

Robert, Adolphe et Cougny, Gaston, Dictionnaire des parlementaires français, 1891, tome II, p. 639. Consultable sur le site web de l’Assemblée nationale.

 

Dumay, Jean-Baptiste, Mémoires d’un militant ouvrier au Creusot (1841-1905), Maspero, 1979. [Appareil critique de Pierre Ponsot]. Rééd. Cénomane, 2009.

 

Ponsot, Pierre, Les grèves de 1870 et la Commune de 1871 au Creusot, Editions sociales, 1957.

 

Ozouf, Mona, Composition française, Gallimard, 2009 ; collection Folio, 2010.

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