DOLOMIEU ET LA DOLOMITE  

 

DOLOMIEU ET LA DOLOMITE

 

De l’Ordre de Malte aux aciers du Creusot

 

Un registre d’état-civil de Châteauneuf nous fait part du décès, en cette commune charolaise, de Déodat Gratet de Dolomieu le 7 frimaire an X (28 novembre 1801) : rien, ni à travers une vie personnelle mouvementée, ni par une brillante carrière de géologue, ne paraît prédestiner ce commandeur de l’Ordre de Malte, originaire du château de Dolomieu près de La Tour-du-Pin, à venir mourir en cette paisible vallée du Sornin, la cinquantaine tout juste passée. C’est que, sans doute éprouvé par une captivité politique de presque deux ans, il tenait à revoir sa sœur cadette Alexandrine, devenue par son mariage marquise de Drée. Son mari, Etienne de Drée (1760-1848) est en effet seigneur de Châteauneuf et de Curbigny ; son beau-père, Gilbert de Drée, a fait ériger cette dernière terre en marquisat tout en lui laissant son nom – celui d’une vieille famille de l’Auxois – et c’est à Gilbert encore que l’on doit les décors intérieurs du château de Drée que chacun se plaît à admirer aujourd’hui.

 

 

Château de Châteauneuf (Saône-et-Loire)

 

LE GENTILHOMME ET L’ORDRE DE MALTE

 

Né le 23 juin 1750 dans une famille de sept enfants peu fortunée malgré sa noblesse, Gratet de Dolomieu (que nous nommerons désormais selon l’usage Dolomieu) est engagé par son père dans l’Ordre de Malte, ce qui implique des vœux d’obéissance, de pauvreté et de célibat. Dolomieu restera en effet célibataire, mais aurait eu une réputation de séducteur, certains auteurs allant jusqu’à prétendre qu’il aurait pu inspirer l’auteur des Liaisons dangereuses pour le personnage de Valmont (de fait, Cholerdos de Laclos resta en garnison à Grenoble de 1769 à 1775). Quoi qu’il en soit, suite à un duel, il est condamné à la réclusion perpétuelle, peine commuée en détention de 9 mois par Louis XV.

A Metz, où il s’engage dans un régiment de carabiniers, il est initié à la géologie par le duc Alexandre de La Rochefoucault, officier du régiment de la Sarre et membre de l’Académie des Sciences. Après sa démission, il part pour Malte (1776), où il sera reçu commandeur de l’Ordre (1780), ce qui lui assure désormais des revenus substantiels (ceux de la commanderie de Sainte-Anne en Limousin), puis nommé gouverneur de La Valette (1783), poste qu’il ne conservera pas suite à un conflit avec le Grand Maître de l’Ordre et le roi de Naples.

 

Depuis sa nomination comme membre correspondant à l’Académie des Sciences, la publication de ses travaux, résultat de nombreux voyages et études géologiques (17 mémoires pendant la période révolutionnaire !), le fait remarquer dans le milieu scientifique, ce qui lui vaut un poste d’ingénieur des Mines en 1795, et c’est à ce titre qu’il visitera le gisement de manganèse de Romanèche-Thorins, comme nous le verrons plus loin. L’année suivante il donne des cours à l’Ecole des Mines. Il est par ailleurs acquis aux idées nouvelles, adhérent d’un club de monarchistes constitutionnels, puis du club des Feuillants.

 

Sa carrière bascule quand le chimiste Berthollet lui propose en 1798 de rejoindre l’Expédition d’Egypte avec Bonaparte qui le contraint à négocier malgré lui une capitulation de l’île de Malte. C’est au cours d’un départ prématuré et volontaire qu’il est victime d’un naufrage, puis d’une prise d’otage aux ordres de  la reine de Naples et de Sicile, impitoyable à l’égard des Français qui ont fait mourir sa sœur Marie-Antoinette. Sa détention à Messine provoque l’intercession de plusieurs gouvernements européens et du pape, mais il ne retrouvera la liberté qu’après la victoire de Marengo (1800). A son retour en France, il se voit confier le cours de géologie au Muséum d’Histoire naturelle, mais il ne survivra que quelques mois à sa remise en liberté.

 

UN SAVANT PENDANT LA REVOLUTION

 

L’apport scientifique de l’autodidacte que fut Gratet de Dolomieu est assez considérable. Ses premiers travaux sur les mines concernent la pesanteur et la production de salpêtre. A Malte, il s’intéresse à la météorologie et à l’astronomie. Mais c’est son intérêt pour les phénomènes volcaniques et sismiques qui l’amènent franchement à la géologie. C’est ainsi qu’il produit un essai sur le basalte après un séjour au Portugal en 1778 comme secrétaire d’ambassade. Puis en 1783, il se rend en Calabre, région victime d’un séisme : son rapport – chose peu courante pour l’époque – est immédiatement traduit en quatre langues. Ses observations sur l’Etna, les îles Lipari, en Auvergne, font rapidement autorité et contribuent aux premières classifications des volcans ; il fut aussi l’un des premiers à formuler l’origine magmatique des granites. En 1802, on donna le nom de Dolomieu à un cratère de la Réunion en son hommage.

 

Suite  à ses voyages dans les Alpes, les Pyrénées, les Vosges, le Massif Central, l’Italie, Dolomieu a contribué à l’identification ou la description de nombreux minéraux ou minerais : l’analcime (silicate de sodium), le béryl et l’émeraude, la célestite, l’anthracite. Mais c’est surtout la découverte d’un calcaire qui lui valut la célébrité. En étudiant les monuments romains, il remarqua un calcaire résistant à l’érosion acide, le « marmo graeco dura », ce qui l’amènera, après un séjour au Tyrol, à publier un « Essai sur un genre de pierre peu effervescente avec les acides … » (1791).

 Cette découverte lui attira la reconnaissance de Nicolas de Saussure, fils du savant genevois que Dolomieu considérait comme l’un de ses maîtres, qui nomma dolomie (devenu dolomite) le carbonate double de sodium et de magnésium, calcaire qui prend parfois un aspect ruiniforme si particulier. C’est bien plus tard, en 1876, que le massif italien frontalier de l’Autriche, prit le nom Dolomites. Les géologues expliquent aujourd’hui que la dolomite, souvent associée aux calcaires du Jurassique supérieur, s’est formée dans les lagunes côtières d’une mer chaude peu profonde ; la présence de magnésium provient de sa précipitation dans une eau de mer très concentrée.

 

Plus près de nous, c’est comme ingénieur des Mines en tournée que Dolomieu put observer à Romanèche-Thorins un dioxyde de manganèse nommé ultérieurement romanéchite ; ce minerai a fait l’objet d’une publication dans le Journal des Mines de 1796.

 

Avec un remarquable esprit de synthèse, le savant géologue contribua aussi à établir la distinction entre massifs « anciens » et « jeunes » en classant les roches en quatre grandes familles (primitives, sédimentaires, détritiques  et volcaniques).

 

Enfin, on ne doit pas négliger l’intérêt que Dolomieu porta indirectement au patrimoine : en remettant en cause, par l’étude de la pierre qui les compose, la datation de certains monuments (Apollon du Belvédère) ; en intervenant pour leur conservation pendant la Révolution (tombeau en marbre de Louis le Débonnaire à Metz), ou encore pour le déplacement d’édifices antiques lors de l’expédition d’Egypte.

 

LE MARQUIS ET LE SAVANT

 

Le marquis Etienne de Drée se voulait homme éclairé : il possédait lui-même une collection de minéraux, et avait rédigé un « Mémoire sur l’amélioration de la race bovine du Charolais ». Aussi eut-il à cœur de recueillir respectueusement l’héritage matériel et intellectuel légué à son épouse, sœur du savant. Il mena à bien l’édition d’un ouvrage posthume « Philosophie minéralogique… » dont le contenu avait été rédigé lors de la captivité à Messine, et dans lequel Dolomieu explique entre autres les liens entre forme minérale et constitution chimique. Etienne de Drée s’occupa plus tard de la cession des collections minéralogiques de son beau-frère (et des siennes), pour l’essentiel à l’Ecole des Mines. Un de ses descendants, Guillaume de Drée, cèdera les archives de Dolomieu à l’Institut de France en 1918.

 

LA DOLOMITE ET LA ROMANECHITE AU CREUSOT

 

Dolomieu eût-il été surpris d’apprendre que deux de « ses » minéraux et minerais connurent un regain d’intérêt avec l’essor sidérurgique en Saône-et-Loire ? Ce n’est pas certain, car l’utilisation d’oxyde de manganèse pour blanchir (ou bleuir selon le dosage) le verre était connu dans l’Antiquité ; on l’appelait autrefois « savon des verriers ». Quant à la dolomite, on ne l’utilisait sans doute pas à son époque dans les verreries, mais les propriétés de la chaux étaient employées comme « fondant » pour abaisser le point de fusion et allonger la durée de malléabilité du verre.

 

La seconde moitié du 19e siècle correspond, pour les usines Schneider du Creusot, à une période où la demande de fer, puis bientôt d’acier, s’accroît notablement avec les besoins ferroviaires (rails, ponts,…). Dans le même temps, l’entreprise développe une stratégie d’exploitation minière directe (mines de fer à Mazenay et Change). Le minerai du Couchois, à faible teneur en fer et phosphoreux, produit une fonte cassante difficile à affiner en fer dans les fours classiques. Louis Gruner, directeur de l’Ecole des Mines de Saint-Etienne, avait exposé dès 1874 la problématique du phosphore et la nécessité d’utiliser des réfractaires basiques ; dès lors il proposait l’incorporation de dolomite à la fonte (au lieu chaux qui se délite trop facilement). C’est le convertisseur Thomas-Gilchrist qui traduira en pratique l’application de ce principe.

Le Creusot peut revendiquer la mise au point de la déphosphoration, comme l’explique en 1886 un ancien ingénieur du Creusot : « Les premiers essais de déphosphoration sur sole, suivis d’un essai pratique, furent faits au Creusot en novembre 1879 […]. Le Creusot obtint un succès complet. »

 

La dolomite, sous forme de dolomie sableuse ou de roche friable appelée bousard est déjà exploitée depuis les années 1820 pour les verreries d’Epinac et Chagny, en galeries souterraines ou en carrières dans les collines de Santenay et environs (St-Aubin, La Rochepot, St-Romain, Puligny). Un gisement est aussi connu à Fontaines en Chalonnais (montagne Saint-Hilaire). Broyée sur place, elle est expédiée au Creusot par le canal puis par le chemin de fer après 1862 ; mélangée à du goudron pour former une pâte, elle est en outre utilisée comme revêtement des convertisseurs. Certains auteurs avancent une consommation de 3 000 tonnes de dolomie pour produire 130 000 tonnes d’acier. Aujourd’hui, les anciennes exploitations envahies par la végétation sont explorées par les spéléologues. A Saint-Romain (montagne de Sampeau), elles sont devenues un idéal terrain de moto-cross…

 

Ancien port de Santenay sur le canal du Centre. Vestiges d'une station de broyage de la dolomie.

 

L’intérêt métallurgique du manganèse ne semble pas reconnu avant la première moitié du 19e siècle. Son utilisation permet à la fois d’économiser le coke dans les hauts-fourneaux, mais aussi d’accroître la dureté de certains aciers (rails, barreaux et portes de prison).

La première concession minière à Romanèche date de 1823. L’une d’elles, dite de l’Eglise, est exploitée à ciel ouvert, dans le village même. D’autres concessions forent des puits jusqu’à 80 mètres. Selon J.P. Passaqui, les expéditions au Creusot commencent en 1872, mais dès 1875 Le Creusot absorbe la totalité de la production. Après une tentative de création d’une nouvelle société anonyme en 1916, la mine ferme définitivement en 1919 : elle aurait fourni au total 440 000 tonnes de minerai.

 

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La force de caractère et la liberté d’esprit auront contribué, autant que ses aptitudes physiques et intellectuelles, à faire de Déodat Gratet de Dolomieu un homme de son temps, un homme des Lumières qui écrivait avec l’humilité et la sagesse caractérisant les vrais savants : « […] j’ai ressenti la nécessité d’être très circonspect à avancer des opinions quelconques et à introduire des théories quand on ne veut pas être contredit par la nature. »

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

GAUDANT Jean (et al.), Dolomieu et la géologie de son temps. Presses de l’Ecole des Mines, 2005.

 

PASSAQUI Jean-Philippe. La stratégie des Schneider. Du marché à la firme intégrée (1836-1914), Presses Universitaires de Rennes, 2006.

 

RENARD Jean-Yves, VERMOT DESROCHES Didier, Santenay souterrain et sa région. Association Spéléologique de Côte-d’Or, tome 6, n°23, 2010

 

CHERMETTE Alexis, L’ancienne mine de manganèse de Romanèche-Thorins. Bulletin de la Société Linéenne de Lyon, tome 44, n°3, mars 1975, p.I-XI.

 

BADEREAU (de) Antoine, La Révolution industrielle et la métallurgie dans les années 1860-1880. Bulletin de l’Académie François Bourdon, n° 13, mars 2012, p. 6-13.

 

 

 

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