L’ENCLAVE DE CHENE-SEC (Jura)
À BEAUVERNOIS (Saône-et-Loire)
Hésitations de la délimitation territoriale en Saône-et-Loire
Le
département de Saône-et-Loire est né par décret les 26 février et 4
mars 1790 ; une fois réglée l’éventuelle « dissidence autunoise » vers
un impossible département du Morvan, les limites se sont plus ou moins
calquées sur celles des anciens bailliages, à l’exception du pays de
Seurre, et de quelques redécoupages à la marge. On sait les rivalités
qui ont opposé les villes principales pour fixer les chefs-lieux des
circonscriptions administrative, judiciaire et diocésaine. On connaît
moins la mise au point du contour territorial sur quelques points
litigieux qui se sont prolongés parfois jusqu’au milieu du 19e siècle.
Il y a d’abord quelques procédures normales d’arpentage réglant
l’imprécision de certaines limites d’Ancien Régime, par exemple entre
Torpes, Mouthier-en-Bresse et Chapelle-Voland (Jura), entre
Marly-sous-Issy et Tazilly (Nièvre), entre Saint-Racho et Aigueperse
(Rhône). En 1818, une contestation s’élève entre Chagny et
Chassagne-Montrachet (Côte-d’Or) au sujet de terrains situés sur la rive
gauche de la Dheune ; l’année suivante, Montpont et Curciat-Dongalon (Ain) se disputent le hameau de La Verpillière ;
le rattachement de Change avec Marcheseuil, Dezize-les-Maranges et
Paris-l’Hôpital aux cantons d’Epinac et de Couches ne sera pas réglé
avant 1800-1802 ; la tentation de rejoindre la Côte-d’Or se manifestera à Dezize jusqu’en 1862 !
En 1853, Molinet et Chassenard (Allier) se plaignent d’être trop loin de Moulins et demandent leur annexion à la Saône-et-Loire : l’administration fonde son refus sur l’opportunité de maintenir une « frontière naturelle » avec la Loire ;
frontière bien relative quand on sait que six communes du canton de
Marcigny sont situées outre fleuve, et si l’on considère les
discordances cadastrales créées par l’instabilité des rives : réalisés à
douze ans d’intervalle (1820 et 1832), les cadastres de Cronat et de
Saint-Hilaire-Fontaine (Nièvre) révèlent que « la rive droite de la Loire et l’embouchure de la Cressonne
ayant changé de position, le rapprochement des plans […] présente une
lacune considérable occupée par des terrains alluvionnaires, qui ne sont
imposées sur aucun département et qui ont complètement changé l’aspect
des lieux. »
Située en Côte-d’Or, la commune de Ménessaire s’est trouvée enclavée dans la Nièvre suite au rattachement du hameau de Buis à Chissey-en-Morvan (Saône-et-Loire). Mais il n’existe, à notre connaissance,
qu’un seul cas de territoire complètement enclavé en Saône-et-Loire :
dans la commune bressane de Beauvernois, subsistent trois parcelles
constituant la commune de Chêne-Sec dans le Jura, en réalité un
appendice formant saillie en Saône-et-Loire (47 hectares), et deux enclaves véritables (26 ha et 1 ha)
; l’ensemble est un héritage de l’Ancien Régime que le préfet de ce
dernier département espérait supprimer en 1806, pour mettre fin à cette « bizarrerie qui est un reste de féodalité ».
Trois parcelles de 412 arpents environ formaient trois alleux de la
seigneurie de Chaumergy, en Comté, acensées aux habitants du Tilleret,
de la paroisse de Beauvernois. Quand la Franche-Comté fut rattachée à la France en 1678, elle conserva le privilège d’user d’un « sel blanc local » au
lieu du sel gris marin, beaucoup plus cher. Pour bénéficier de cette
faveur et pour se soustraire aux droits sur les bestiaux qu’ils
conduisaient aux foires, les habitants du Tilleret bâtirent des
habitations sur la terre de Chaumergy, en Franche-Comté, et se réunirent
à la paroisse de La Chassagne,
actuelle commune du Jura. L’ancien hameau du Tilleret disparut peu à
peu ; il subsiste dans la topographie à travers le nom d’un lieu-dit qui
répartit aujourd’hui ses maisons à la fois sur les communes de
Beauvernois (Saône-et-Loire) et de Chêne-Sec (Jura).
Dès lors, les habitants de ce « nouveau Tilleret », désormais dénommé
Chêne-Sec, furent considérés comme forains, c'est-à-dire extérieurs,
pour les terres situées sur Beauvernois, se reconnaissant ainsi sujets
justiciables du seigneur de Bellevesvre. Pendant la Révolution, Chêne-Sec fut érigé en commune et rattaché à la paroisse de Mouthier-en-Bresse (Saône-et-Loire).
Les
enclaves étaient nombreuses dans l’organisation territoriale complexe
de l’Ancien Régime ; aussi la loi du 1er décembre 1790 avait-elle prévu
que tout territoire enclavé sur le territoire d’une autre commune serait
régi et imposé par l’administration de cette dernière. Mais un mémoire
daté du 23 août 1792 constate qu’« il
est impossible de réunir ce hameau de Chêne-Sec, qui est peu
considérable en étendue et en population, au Jura, sans y réunir en même
temps le village et le territoire de Beauvernois, qui a constamment
manifesté son vœu de rester uni à la Saône-et-Loire. »
Un arrêté préfectoral du 15 octobre 1806 réunit officiellement Chêne-Sec à Beauvernois, ce que contesta aussitôt le préfet du Jura. Chêne-Sec compte alors 136 habitants « qui ne peuvent faire vingt pas hors de leurs maisons sans qu’ils soient sur le territoire de Beauvernois. » Le débat tourna alors sur la question de savoir s’il fallait annexer le village à la commune de La Chassagne ou à celle de Beauvernois : les crues de la Brenne et de la Chaux
rendaient difficiles les communications avec la première une partie de
l’année ; la réunion à la seconde se heurtait au refus de Beauvernois de
céder des terres au Jura en compensation. Le 18 décembre 1810, le
ministre de l’Intérieur conseille au préfet de se borner à rectifier les
limites communales « sauf compensation à faire pour qu’elles soient d’un même périmètre ». Vingt ans plus tard, le problème n’était toujours pas réglé…

Extrait du plan cadastral de Beauvernois, 1830.
Le Louhannais, « seconde mère-patrie »
L’idée
de réunir Chêne-Sec et Beauvernois avait néanmoins fait son chemin :
les conseils municipaux, les conseils d’arrondissement de Louhans et de
Dole en admettaient le principe. Mais le projet de loi adopté par la Chambre
des Pairs le 28 janvier 1833, proposant d’annexer au Jura les deux
communes réunies en une seule, suscita une vive émotion. Le 15 février
les chefs de famille de Beauvernois adressent une pétition au ministre
de l’Intérieur : « Aucun motif politique,
aucune mesure militaire, aucune cause de position ni d’intérêt public
n’ayant pu être prétexté […], ils sont forcés de déclarer que quelques
intérêts privés, quelques projets, quelques ambitions occultes ont pu
seuls provoquer et usurper cette mesure. » ;
ils mettent en avant les relations commerciales, les habitudes, les
liens sociaux qui les attachent à la Saône-et-Loire, ainsi que les
distances comparées aux divers chefs-lieux, et font même observer que « l’on ne passe pas les limites [de Saône-et-Loire] pour le choix des époux » !
Les pétitionnaires, dont les propos reflètent à l’évidence l’influence des notables locaux, précisent encore : « L’arrondissement
de Louhans est par origine, par confiance et par affection, une seconde
mère-patrie » ; ils y trouvent des « personnages qu’ils connaissent,
méritent leur confiance et ils aiment partager avec eux les charges
publiques » ; ils concluent ainsi : « Peu
importe la réunion de Chêne-Sec… ils l’abandonnent de suite, mais ils
ne peuvent abandonner le département de Saône-et-Loire. »
Sur
quoi les autorités surenchérissent, le préfet tentant de faire croire
au préfet qu’une antipathie historique existe entre les populations
frontalières : «
Ces vieux souvenirs ont laissé de telles traces que jamais une famille
de Beauvernois ne contracterait une alliance avec une famille du Jura », ce que dément un rapport du Conseil général du Jura (7 août 1833) en observant qu’ « une
bonne entente a toujours prévalu dans cette contrée où, depuis
longtemps, n’existent plus ni Bourguignons ni Comtois, mais des Français
de Saône-et-Loire et du Jura. »
Plus
pragmatique, le Conseil général de Saône-et-Loire (11 octobre 1833)
insiste sur les ressources commerciales offertes par Pierre-de-Bresse,
chef-lieu cantonal, supérieures à celles de Chaumergy, d’accès incommode
à cause des crues.
En 1834, l’attention se porte sur d’éventuels échanges de terrains
entre les deux communes pour rectifier la configuration morcelée du
territoire de Chêne-Sec, comme l’avait suggéré le préfet dès 1810 ; mais
la commune de Beauvernois jugea qu’elle avait plus à y perdre qu’à y
gagner. Le 17 mai, les chefs de famille adressent une nouvelle pétition
au ministre des Travaux publics. Devant l’égale répugnance des communes à
être unies ou à échanger des terres, le ministre de l’Intérieur tranche
le débat le 11 janvier 1836 : il convient de laisser les choses en
l’état, considérant que Chêne-Sec finira naturellement par disparaître,
sans doute « atteinte par une loi municipale qui tendrait à supprimer les très petites communes ».
Chêne-Sec s’est maintenue commune indépendante, la plus petite du Jura, jusqu’à nos jours : dans un paysage typique de la Bresse comtoise, sur une crête entre les vallons de la Brenne et de la Chaux
que survolent hérons et busards, elle entremêle les maisons de sa
trentaine d’habitants à celles du Tilleret de Beauvernois ; Beauvernois
répartit sa centaine d’habitants sur 900 hectares de bocage vallonné, avec en toile de fond, les coteaux du Revermont jurassien.
La légitimité des contours en question
Les faits rapportés ici ne sont pas seulement anecdotiques ; ils
illustrent quelques principes discutés entre tenants et opposants des
découpages départementaux : la division administrative, appuyée sur une
volonté politique ferme, n’a pu s’opérer qu’à partir d’une connaissance
fine du terrain où les intérêts particuliers n’étaient pas toujours
absents. On voit ici que le débat se situe moins au sujet de l’espace,
des limites, que sur la question des relations concrètes, des courants
économiques et culturels.
« À la centralité géographique s’oppose une autre centralité, celle des usages, des convenances, des mouvements réels. » [Roncayolo Marcel, Le département, in Les lieux de mémoire, Pierre Nora (dir.), Gallimard, 1997, tome 3, p. 2937-2974].
On
observe que le département est une référence entre des groupes
sociaux : Beauvernois, pourtant proche des villes et des bourgs
jurassiens, justifie son attachement à la Saône-et-Loire
par des intérêts économiques, mais aussi par une sociabilité, qui est
celle de ses élites politiques. Tout démontre dans cet exemple que « la
légitimité acquise » par la géographie, l’économie, la culture,
l’emporte largement sur la « légitimité du tracé ».
Archives départementales de Saône-et-Loire, série M : délimitations territoriales : M 60-61, M 71.
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