LES
COMPAGNONS DE JEHU EN MACONNAIS ET BRESSE
:
ENTRE
FICTION ET REALITE
LE
RECIT
D’ALEXANDRE
DUMAS
Dans son
roman Les
Compagnons de Jéhu - héros
auto-proclamés de la
Contre-Révolution -
Alexandre Dumas a situé à La
Maison Blanche
(Romanèches-Thorins), sur la route de Mâcon à
Belleville, l’attaque de la
malle-poste de Chambéry transportant des fonds du
gouvernement consulaire destinés
au monastère du Grand
Saint-Bernard, en vue de préparer le passage de l’armée
vers l’Italie. Selon le curé de
Romanèches qui répondait au
questionnaire pour l’établissement de la carte de
Cassini en 1757, « sur
le grand chemin est la Maison
Blanche ainsi
nommée par l’enseigne d’une
auberge. »

Selon
Dumas, « La
Maison-Blanche était située
au fond d’une petite vallée,
entre une descente et une montée
[…]. Des arbres touffus et élevés suivaient le cours de
la rivière et, décrivant un
demi-cercle, enveloppaient la
maison. Quant à la maison elle-même, après avoir été
autrefois une auberge dont
l’aubergiste n’avait pas fait
ses affaires, elle était fermée depuis sept ou
huit ans, et commençait à tomber en
ruine. Avant d’y arriver, en
venant de Mâcon, la route faisait un
coude. »
Montbar, le
Compagnon chargé de repérer les lieux et d’organiser
l’embuscade, soudoie un postillon
dans l’intention de prendre sa
place. Le jour convenu, la malle-poste
s’arrête à Mâcon pour relayer. Le convoi est
accompagné du conducteur, de
l’aide de camp du Premier Consul, du
chef de brigade du 7e Chasseur dont un détachement
de douze cavaliers doit suivre
la malle à distance, et d’un
agent de la police. Après avoir pris soin de
cadenasser la portière de la voiture où
montent les officiers, Montbar
lance ses chevaux.
« On
traversa, avec la vitesse de l’éclair, le village de
Varennes, celui de Crêches et la
petite ville de La
Chapelle-de-Guinchay. Il restait un
quart de lieue, à peine, pour
arriver à la
Maison-Blanche.
[Montbar]
s’élança sur la pente, mais tout en rassemblant ses
rênes de manière à se rendre maître
des chevaux quand il voudrait.
[…] Il se mit alors à entonner à pleine
voix le Réveil du peuple […]. » [Chanson des
royalistes et signal de l’attaque pour les
Compagnons]
« -
Halte-là conducteur !
-
Postillon, passez-moi sur le ventre de ces
bandits-là ! cria l’agent de police.
[…]
La
malle-poste s’arrêta comme par enchantement.
[…]
-
Messieurs, dit Morgan [chef des
Compagnons] s’avançant, nous
n’en voulons point à vos personnes, mais seulement
à l’argent du gouvernement.
Ainsi donc, conducteur, les
cinquante mille, et
vivement ! »
Un échange
de coup de feu s’ensuit, au cours duquel le
policier et le chef de brigade sont tués, et
un Compagnon légèrement blessé.
Emprisonné dans la voiture et
désarmé, l’aide de camp assiste impuissant à la suite
des évènements.
« Pendant
ce temps, on forçait le conducteur, le pistolet sur la
gorge, de donner l’argent ;
deux hommes prirent les sacs qui
contenaient les cinquante mille francs et en
chargèrent le cheval de Montbar que son
palefrenier lui amenait tout
sellé et bridé comme à un rendez-vous de
chasse. »
Après quoi,
Morgan,
lança à ses
Compagnons :
« - Au
large, enfants, et par la route que chacun voudra.
Vous connaissez le rendez-vous ;
à demain au soir.
- Oui, oui,
répondirent dix ou douze voix.
Et toute la
bande s’éparpilla comme une volée d’oiseaux,
disparaissant dans la vallée sous l’ombre
des arbres qui côtoyaient la
rivière et enveloppaient
la
Maison
Blanche. »
Les
cavaliers de l’escorte qui « apparut au sommet de
la montée, qu’elle descendit
comme une avalanche », ne
purent que constater le
forfait.
Alexandre
Dumas raconte lui-même dans Les
Compagnons de Jéhu dans quelles
conditions est né ce roman. Le Journal pour
tous
lui ayant
commandé un feuilleton historique, le romancier
envisage d’abord de raconter le célèbre
épisode de la fuite et de
l’arrestation de la famille royale à
Varennes en Argonne. C’est alors qu’il tombe sur
les
Souvenirs de
la
Révolution de Charles
Nodier. Ce dernier y évoque l’exécution dans
l’Ain, en 1800, de quatre bandits d’origine
lyonnaise accusés d’avoir
attaqué la diligence de Lyon à Genève,
entre Nantua et Bellegarde (près du lac de
Sylans). L’opinion publique de
la région s’était passionnée pour
cette affaire judiciaire. C’est ainsi que Dumas se
lance dans l’écriture d’un roman
qui transforme les malfaiteurs
en une société secrète de
« partisans » désintéressés, appartenant à la
noblesse, qui détournent les
fonds de la
République, afin de les transmettre à
la
Contre-Révolution
vendéenne et bretonne. Le
personnage central, Roland de Montrevel,
aide de camp du général Bonaparte, va consacrer
toute son énergie à
l’identification et l’arrestation de ces
« Compagnons » à l’un desquels, à son
propre insu, sa sœur est liée
affectivement, bénéficiant ainsi
d’une protection tacite. Véritable roman d’aventure, le
récit n’en consacre pas moins
de belles pages aux évènements
et aux personnages historiques (Bonaparte,
Cadoudal, coup d’Etat du 18 brumaire) :
bonne occasion pour Dumas
d’afficher ses sympathies
bonapartistes.
En 1856, le
romancier se rend à Bourg-en-Bresse où il
s’adresse à Etienne Milliet, rédacteur en chef
du
Journal de
l’Ain,
qui le met
en relation avec Philibert Le Duc,
sous-inspecteur des Eaux et Forêts, et poète à ses
heures. Ce dernier lui fait
découvrir près de Bourg la
forêt et la chartreuse de Seillon, le château de
Noirefontaine et le monastère de Brou,
lieux où se situent une partie
de l’intrigue. Il se trouve que Le
Duc est le petit-fils du magistrat Thomas Riboud,
président du Tribunal criminel au
moment du procès des
détrousseurs de diligences. Cela dit, Thomas Riboud
(1755-1835), d’abord procureur
syndic de l’Ain est surtout
connu pour avoir « sauvé » le
monastère de Brou : d’abord en le faisant
déclarer monument national
(décret de1791), puis en le faisant
acquérir par le département (décret de 1808), ce qui
lui évitera sans doute le sort
de l’abbatiale de Cluny. Quoi
qu’il en soit, c’est par le beau-frère de Milliet, qui
est avocat, que Dumas put
consulter aux archives du Greffe
les minutes du procès des prétendus
« Compagnons de Jéhu ».
PETITE
VISITE DES LIEUX DU ROMAN DANS
L’AIN
« Il y
a une chose que je ne sais pas faire : c’est un
livre ou un drame sur des localités
que je n’ai pas
vues. » : c’est
Dumas lui-même qui l’avoue. Aussi met-il à profit
son voyage à Bourg pour effectuer des
repérages précis sur les
paysages, les routes, les villages de la région
(Montagnat, Péronnas, Ceyzériat), et
sans doute des environs de
Mâcon. On y découvre ainsi une description
assez précise des itinéraires de Bourg à
Mâcon, puis de Mâcon à
Belleville. Néanmoins, au moment de la
rédaction, l’auteur prendra des libertés avec la
réalité topographique et
historique.
Les deux
sites principaux de l’action dans la région se
situent aux lisières opposées de la forêt
de Seillon, devenu le
« poumon vert » de Bourg-en-Bresse.
Aménagée en futaie par les chartreux, elle
fut l’objet d’innombrables
contestations avec les habitants de
Bourg au sujet des droits d’usage, et ses chênes ont
paraît-il fourni les charpentes
de Brou. Aujourd’hui, elle
attire de nombreux promeneurs et
sportifs.
La Chartreuse de Seillon
trouve son origine lointaine dans un prieuré
bénédictin du 12e siècle. Vingtième filiale
de l’Ordre des Chartreux et
consacrée à Notre-Dame, ses bâtiments
sont reconstruits comme beaucoup d’autres au 17e
siècle. Démantelée en 1792, elle
passera de main en main jusqu’à
la fondation en ses murs (1867) de
l’institution des Servantes de Jésus, dépendante de
l’ordre franciscain : il
s’agissait d’un orphelinat
agricole. Les bâtiments actuels, qui conservent
certaines parties du 17e siècle, abritent
toujours d’une part des Sœurs
franciscaines, d’autre part un institut
pour enfants en difficulté. Dans le roman, Dumas
situe à la chartreuse de Seillon
le lieu d’assemblée des
« Compagnons de Jéhu ». 
Péronnas (Ain).
Portail de la chartreuse de
Seillon (17e s.)
Dumas a fait
du château des Noires-Fontaines le fief de la
famille de Roland de Montrevel, l’aide de
camp de Bonaparte, dont tous les
membres sont impliqués dans
l’intrigue. A l’époque de Dumas, cette famille d’origine
bressane semble éteinte, et le
château de Noirefontaine
n’existait pas encore. Aujourd’hui c’est un gros manoir
entouré d’un beau parc sur les
rives de la
Vallière, à la lisière orientale de la
forêt de Seillon, mais qui a
perdu beaucoup de sa solitude
initiale : peu visible depuis la
turbulente route de Pont d’Ain, il côtoie une zone
artisanale de la commune de
Montagnat.
A ces sites
somme toute assez communs pour un roman, Dumas
a cru bon d’ajouter un peu de
mystère : qu’imaginer de
mieux qu’un souterrain mettant en
communication le monastère de Brou, transformé en
caserne et magasin à fourrage sous
la
Révolution,
avec une grotte, qui serait le
repaire des « Compagnons de Jéhu » ? A
Brou, on peut aisément fantasmer à
propos d’un passage secret dans
le chœur de l’église, sous une dalle en
arrière du célèbre gisant de Philibert le Beau…
Quant à la grotte, elle existe
bien, au pied de la
« côtière » du Revermont, dans un site très
pittoresque : le bourg de
Ceyzériat est littéralement
transpercé par les gorges de
la
Vallière,
affluent de la
Reyssouze ; près de la cascade que
forme la rivière dans un cadre
très romantique, s’ouvre une
cavité dans la paroi calcaire et qui porte
désormais, grâce à Dumas, le nom de
« grotte des Compagnons de
Jéhu ».
UNE VAGUE DE
DELINQUANCE
ROUTIERE
Les exploits
des « Compagnons de Jéhu » devinrent
sous le Directoire le prétexte à de
nombreux vols à main armée, à
l’encontre de voitures publiques, qui
créa un véritable climat d’insécurité routière
dans le pays. Dans l’Ain, il y
eut au moins trois attaques de
diligences et de malles-postes, pour un butin total de
quarante-neuf mille francs :
à Belligneux, sur la route de
Meximieux à Montluel ; à
Saint-Etienne-des-Bois sur la route de Lyon à
Besançon ; à Sylans sur la route de
Lyon à Genève. Au moins deux de
ces affaires furent imputées à la bande
organisée dont nous avons parlé, et dont le
procès est conservé aux
Archives départementales de l’Ain [2U 19].
Après leur condamnation le 21 Thermidor An
VIII, quatre jeunes gens furent
exécutés sur la place du Bastion à
Bourg le 23 Vendémiaire An IX : Laurent
Guyon, Etienne Hyvert, François Amiet et
Antoine Leprêtre. Des complices
furent condamnés par contumax
[2U 22 ; 2U 25]. Leur point de ralliement n’était
pas la grotte de Ceyzériat, mais
Thoirette, au bord de l’Ain,
d’où ils regagnaient Lyon en embarcation.
Quand il
situe l’attaque de la malle-poste à La
Maison
Blanche, Dumas
aurait-il eu connaissance d’une affaire similaire
survenue dans la soirée du 25 Prairial
An IV, sur le même grand
chemin de Mâcon à Lyon mais à quelques
kilomètres au nord, entre Pontanavaux et
Crèches-sur-Saône ? Le détail des faits
nous est connu par les
dépositions des trois plaignants, conservées
aux Archives de Saône-et-Loire [5L
17] (Voir
la
transcription).
En se
rendant à Varennes en Argonne pour l’étude du récit
qu’il préparait, Dumas fit le constat
que « pas
un historien n’avait été
historique », à
l’exception de Victor Hugo.
« Il
est vrai que Victor Hugo est un poète, et non pas un
historien.
Quels
historiens cela ferait, que les poètes, s’ils
consentaient à se faire historiens !
Un jour,
Lamartine me demandait à quoi j’attribuais
l’immense succès de son Histoire des
Girondins.
- A ce que
vous vous êtes élevé à la hauteur du roman, lui
répondis-je.
Il réfléchit
longtemps, et finit, je crois, par être de mon
avis. »
Dans Les
Compagnons de Jéhu, Dumas
lui-même a dressé un portrait de Bonaparte et une
évocation de Georges Cadoudal
extrêmement vivants, créant des
personnages « plus vrais que
nature », même s’ils ne sont pas nécessairement
conformes avec la vérité. Quant à
ceux qui lui faisaient reproche
de prendre des libertés avec la
réalité historique et géographique, il aurait
répondu : « Qu’importe si l’on
viole l’Histoire, pourvu qu’on
lui fasse de beaux
enfants. » !
ARCHIVES
DEPARTEMENTALES DE L’AIN [A.D.A] et ARCHIVES
DEPARTEMENTALES DE SAONE-ET-LOIRE
[A.D.S.L.] : cotes
indiquées dans le texte.
DUMAS
Alexandre. Les
Compagnons de Jéhu. [Lire notamment la
postface de l’auteur : « Un mot au
lecteur »]
CATTIN P.
PLAGNE H. Histoire des
communes de l’Ain. Horwath, 1984.
BOUQUILLOD
E. Portraits
de l’Ain, 1994. [Article
paru dans La Voix
de l’Ain, 19 avril 1974 à propos du roman et
du déplacement de Dumas dans
l’Ain]
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