LES ECOLES D’ENSEIGNEMENT MUTUEL EN SAÔNE-ET-LOIRE
LES TROIS METHODES PEDAGOGIQUES
La méthode pédagogique d’enseignement mutuel a été importée d’Angleterre en 1815, après la levée du Blocus par Napoléon. Mise au point par le pédagogue Joseph Lancaster (1778-1838), elle porte aussi le nom de méthode lancastérienne ou monitorial system. Bénéficiant du soutien des esprits libéraux, notamment celui d’Hippolyte Carnot, futur ministre de l’Instruction publique sous la Seconde République, elle est propagée en France par la Société pour l’Instruction élémentaire, finalement encouragée en 1816 par le gouvernement qui invite les préfets à favoriser la création de telles écoles, et pour laquelle un fonds de 50 000 F est prélevé sur la cassette royale.
La méthode atteint son apogée vers 1820-1822 (1 500 écoles en France), puis connaît un déclin dû à la concurrence des écoles congréganistes, notamment celles des Frères de la Doctrine chrétienne qui lui reprochent un relatif affranchissement de la morale religieuse. Elle rencontre un regain d’intérêt éphémère sous la Monarchie de Juillet, avant un effacement irréversible dû essentiellement à ses procédés peu convaincants et aux difficultés de son application matérielle dans les communes rurales, comme on le verra. La loi fondamentale de l’instruction primaire de 1833, dite loi Guizot, ne lui accorde plus de crédit ; le philosophe Victor Cousin la combat avec force ; la loi scolaire de 1850, dite loi Falloux, encourage sans état d’âme sa suppression.
Pour comprendre l’originalité de la méthode dite mutuelle, il n’est pas inutile de la situer par rapport aux deux méthodes concurrentes.
La méthode individuelle consiste, pour le maître, à prendre à part chaque élève, à lui prodiguer apprentissages et consignes, et ensuite à corriger son travail. Cette méthode, jugée archaïque, ne se justifie qu’auprès de faibles effectifs, face à une fréquentation scolaire irrégulière et avec des supports pédagogiques hasardeux ; elle règne encore partout dans les petites écoles de campagne de la première moitié du 19e siècle.
La méthode simultanée consiste à donner un enseignement commun à tous les élèves en même temps ; cela suppose de les répartir par classes théoriquement homogènes et selon leur niveau d’instruction (débutants, moyens, avancés). Initiée par J.B. de La Salle (1651-1719) à partir du 17e siècle, cette méthode a été développée par les Frères des Ecoles chrétiennes et, de façon plus générale, répandue dans la plupart des écoles congréganistes ; elle suppose la réunion de plusieurs maîtres dans une école et une harmonisation du matériel pédagogique, uniforme pour chaque élève ; elle nécessite de notables moyens matériels (locaux, manuels) et humains.
La méthode mutuelle apparut dès l’origine plus efficace que la méthode individuelle et plus économique que la méthode simultanée : « faire plus avec le moins de moyens » selon H. Carnot, tel pouvait être le slogan du nouveau procédé. En effet, on estime en 1815, à trois millions le nombre d’enfants scolarisables en France. Faut-il rappeler qu’il n’existe alors aucun budget spécifique de l’Etat pour l’instruction publique populaire ? Or selon ses partisans, la méthode mutuelle permet d’instruire en deux ans des enfants que l’agriculture et l’industrie embauchent alors très jeunes ; sur le plan matériel, au lieu de construire ou d’acquérir plusieurs écoles, on n’en bâtit qu’une grande pouvant accueillir plusieurs dizaines voire plusieurs centaines d’élèves (l’effectif minimal est fixé à 60-70) ; sur le plan humain, le maître est assisté par les meilleurs élèves avancés, appelés moniteurs, qui instruisent des groupes de 15 à 20 enfants plus jeunes. Le matériel est simple et collectif : du sable pour les débutants en écriture, ardoises et crayons de talc qui économisent le papier et l’encre, tableaux de lecture, tableau noir pour le calcul ; pas de livres. Economie de temps et d’argent - voilà de quoi séduire plus d’un ministre et plus d’un édile – tels sont les mots d’ordre qui vont déterminer l’organisation scolaire matérielle et la pédagogie, intimement liées.

Le Dictionnaire de pédagogie (1888) nous donne un aperçu de ce qu’est une classe d’enseignement mutuel qui « doit avoir la forme d’un carré (sic) d’une longueur à peu près double de sa largeur. […] Dans une salle de 20 m de longueur, le plafond devra être élevé de 5 à 6 m pour qu’elle puisse contenir la masse d’air nécessaire à la respiration des élèves. […] C’était un spectacle saisissant […] que ces vastes vaisseaux qui contenaient une école entière. […] Au milieu de la salle, des rangées de tables, de 15 à 20 places chacune, portant à l’une des extrémités le pupitre du moniteur et la planchette des modèles d’écriture, surmontée elle-même d’une tige ou télégraphe, qui servait à assurer, par des inscriptions d’une lecture facile, la régularité des mouvements ; sur les côtés, et tout le long des parois, des séries de demi-cercles où se répartissaient les groupes d’enfants, sur les murs, à hauteur du regard, un tableau noir où se faisaient les exercices de calcul et auquel étaient suspendus les tableaux de lecture et de grammaire ; tout à côté, à portée de main, la baguette dont s’armait le moniteur pour diriger la leçon ; enfin, au fond de la salle, sur une vaste et haute estrade, accessible par des degrés et entourée d’une balustrade, la chaire du maître qui, s’aidant tour à tour de la voix, du bâton ou du sifflet, surveillait les tables et les groupes, distribuait encouragements et réprimandes, et réglait, en un mot, comme un capitaine sur le pont d’un navire, toute la manœuvre de l’enseignement. »
Seul le maître a un livre ; jusqu’à 10 heures, il initie les moniteurs aux leçons du jour ; les élèves se rassemblent dans le préau, et entrent en classe au pas cadencé en saluant le maître ; au commandement, toute l’école saute par-dessus son banc pour s’asseoir ; tout déplacement ou changement d’activité se déroule dans un silence absolu. Une somme annuelle de 360 F suffit pour gratifier les moniteurs ; pour les parents qui paient une rétribution, 5 à 6 F par an couvrent les frais d’instruction d’un enfant. On espérait instruire ainsi l’ensemble du pays en une douzaine d’années. « C’était faire beaucoup de bien, en peu de temps et à peu de frais. », note le Dictionnaire de pédagogie.
Pour résumer, le reproche essentiel qui fut fait à la méthode mutuelle est d’avoir trop mécanisé la pédagogie : on dresse plus que l’on éduque ! Comme le résume bien M. Lainé, « l’idéal machiniste et industriel de ces hommes qui ont développé l’école mutuelle se retrouve dans l’image conceptuelle de celle-ci : machine extrêmement bien réglée, productrice d’instruction, dont la mise au point s’affine avec l’expérimentation. » Autre grief, la formation empirique des moniteurs ; s’il est bon de faire en sorte que les élèves s’entraident, faut-il pour autant leur confier une responsabilité pédagogique ? La formation de maîtres brevetés dans les Ecoles normales, à partir de 1835, professionnalisera le métier et affaiblira le crédit de la méthode mutuelle. Mais il est juste de reconnaître qu’elle a pallié un temps l’insuffisance de personnel formé.
LES ECOLES MUTUELLES EN SAÔNE-ET-LOIRE
Buxy
Par définition, l’école mutuelle est surtout citadine puisqu’elle s’applique à de lourds effectifs, bien que certains théoriciens l’aient jugée applicable à une cohorte de 50 élèves. On ne s’étonnera donc pas de la trouver dans les villes d’Autun, Chalon, Charolles, Louhans et Mâcon. Toutefois le choix relève d’abord de l’autorité municipale ; ainsi la municipalité du Creusot adopte la méthode simultanée « attendu le défaut d’espace pour suivre l’enseignement mutuel » (délibération du conseil municipal, 10 mai 1835) A l’opposé, la municipalité de Buxy émet le vœu en 1831 de voir s’imposer le mode mutuel, avec cet attendu : « Malgré la défaveur attachée à l’enseignement mutuel sous Charles X, qui croyait avoir intérêt à empêcher que l’instruction se communiquât, dans la crainte sans doute que les lumières qu’elle répand ne révélassent aux citoyens l’étendue de leurs droits, l’expérience a démontré que c’est par ce procédé que l’on obtient le plus d’avantages et que l’on donne, avec le plus de célérité à la jeunesse, une instruction solide et variée. » [Cité par André Bailly, Histoire de Buxy, fasc. 3, 1978, p.69]. Le conseil vote un traitement annuel de 300 F et une rétribution de 1 à 2,25 F selon le niveau des élèves, à quoi s’ajoute 0,25 F pour le chauffage en hiver. Faute d’un local suffisant, 78 élèves sont accueillis en 1832, soit la moitié de l’effectif d’âge scolaire ; on ne sait où se trouvait cette école, sans doute dans une maison louée, car on ne voit aucune trace d’acquisition ou d’appropriation avant 1849. Quoi qu’il en soit, l’instituteur entra en conflit avec la municipalité et démissionna en 1835.
Mâcon
Une affiche de 1819 annonce l’ouverture d’une école mutuelle gratuite par arrêté préfectoral du 24 juin à l’intention des enfants de la ville, mais aussi aux « instituteurs primaires et autres personnes qui désireront suivre le cours » ; on doit comprendre qu’il s’agit d’une sorte d’école-modèle. Une délibération municipale du 11 mars 1833 nous apprend qu’elle est alors fréquentée par 200 élèves ; sur son traitement annuel de 2 000 F, l’instituteur doit prélever 500 F pour la location du local et 600 F pour le salaire des deux « sous-maîtres ». Le conseil fait part de son intention de faire bâtir une école ; toutefois, l’année suivante il est question d’un nouveau bail à compter du 1er septembre 1834 pour la location de l’immeuble du sieur Pasquier, place du Vieux Saint-Vincent, qu’occupe l’école du sieur Verchère ; une clause prévoit que le propriétaire doit y faire des réparations ; le bail court jusqu’en 1840, mais en 1839, il est question d’élever un étage, pour y approprier une école, sur un immeuble de la rue des Capucins (actuelle rue des Carmélites) servant d’écurie pour la Ville. Le projet mettra dix ans avant d’aboutir : ce sera l’école de filles du cours Moreau datant de 1849 (actuelle école Camille Claudel) que l’on confie aux religieuses de la congrégation Saint-Charles de Lyon ; cependant, dès 1847, on construit l’école de garçons de la rue Lacretelle confiée aux Frères de la Doctrine chrétienne. Dans ces deux écoles, la méthode simultanée avait triomphé de l’enseignement mutuel.
Chalon
La création d’une école mutuelle en 1820 semble due au comité local de la Société pour l’Instruction qui demande son installation provisoire dans l’une des « casernes » de la Porte de Beaune où est déjà établie, depuis peu de temps, l’école des Frères. Les deux établissements cohabiteront jusqu’au départ de ces derniers après 1830 pour la rue des Minimes (actuelle rue Edgar Quinet). Dans une lettre adressée au maire le 26 juillet 1842, M. Jacques expose que les effectifs de son école oscillent entre 300 et 350 élèves répartis en 58 divisions, l’ensemble étant réparti sous la responsabilité de deux maîtres ; il déplore le manque de moniteurs assez âgés et réclame l’aide d’un second adjoint. Outre les matières fondamentales, on y enseigne la grammaire, l’histoire, la géographie, l’arpentage et la géométrie, le chant, l’instruction morale et religieuse, sans compter les cours d’adultes ; l’école est ouverte de 7 heures à 20 heures. M. Jacques se plaint en outre de l’indifférence des parents qui occupent leurs enfants hors de l’école et de l’absence trop fréquente des élèves aux « exercices d’église » qui, selon lui, devraient être limités aux jeudis et dimanches. Madame Jacques, « dans le désir de se rendre utile », enseigne aux moniteurs la calligraphie et le dessin.

L’école mutuelle semble être demeurée dans l’une des « casernes » de la Porte de Beaune ; celle-ci fermait le bastion de la Citadelle à l’entrée de l’actuelle rue de Belfort ; elle comprenait, outre la porte elle-même, deux bâtiments parallèles dont l’un avait servi de prison, l’autre de « dépôt de mendicité » ; le premier fut démoli vers 1840, l’autre, occupé par l’école des Frères, subsista au moins jusqu’en 1867 [Communication de M. Lecrocq à la Société d’Histoire et d’Archéologie le 28.10.1967, et article de L. Gallas dans Le Progrès de S&L du 4 avril 1935]. Selon les régimes politiques et les municipalités, la Ville favorisait tantôt l’école des Frères, tantôt l’école mutuelle par des subventions. Cette dernière cessa de fonctionner peu après 1850 tandis que la première se maintiendra jusqu’en 1906. Après 1850, la Ville se préoccupe d’instituer l’école primaire supérieure, adjointe à l’école primaire ; elles resteront encore un temps à la porte de Beaune, puis s’installeront rue de Thiard dans des locaux construits en 1864.
Hors le projet d’établir une école mutuelle pour les filles à la Porte de Beaune, qui ne semble pas avoir abouti, on notera que l’instruction des filles reste confiée aux congrégations religieuses jusqu’à la construction de la première école communale laïque de la rue Boichot en 1831 (aujourd’hui annexe du musée Denon).
Autun
En 1831, la municipalité souhaite, parmi divers projets scolaires, établir une école mutuelle « pour les deux sexes ». Celle-ci prend place dans l’ancienne chapelle de la Visitation (17e s.) qui avait servi de prison pendant la Révolution, puis de caserne sous le Consulat et l’Empire [A. de Charmasse et H. de Fontenay, Autun et ses monuments, 1889, p. 345 ; H. de Fontenay, Epigraphie autunoise, 1883, p. 144]. L’école s’y maintient jusqu’en 1839, date de son transfert rue aux Maréchaux dans le bâtiment dit des Grandes-Boucheries (abattoir) qui abrite les pompes à incendie quand l’architecte Roidot dresse le projet de son exhaussement en 1834 ; une société de gymnastique s’y établit en 1845 : faut-il en déduire la fin de l’école mutuelle à cette époque ? Une école communale y est cependant maintenue entre 1880 et 1887. Cet édifice, qui abrite aujourd’hui l’école municipale de dessin, empâté dans les immeubles voisins, se distingue par sa façade de style néo-classique en bel appareil régulier. [A. Dessertenne, Les écoles communales d’Autun, Mémoires de la Société Eduenne, tome 55, 1993-94, p. 298]

Louhans
On sait qu’une salle pour l’enseignement mutuel fut appropriée en 1836 rue de la Boucherie, à l’angle nord-ouest de la rue des Dodânes ; elle sera vendue en 1857 pour installer l’école communale des garçons dans les bâtiments de l’ancien collège de la rue Saint-Paul (actuelle rue Ferdinand Bourgeois).
Charolles
Un immeuble construit en 1833 est destiné à l’établissement d’une école d’enseignement mutuel pour « 95 à 100 élèves en hiver » ; une école équivalente existe aussi pour les filles, établie dans un local loué par la Ville. L’ancienne école mutuelle de garçons, elle-même agrandie par la construction d’un bâtiment sur le même alignement en 1873, est aujourd’hui intégrée au collège Guillaume des Autels.

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En dépit de son éphémère engouement, l’enseignement mutuel eut des répercussions non négligeables. Cette parenthèse apparaît en effet comme la première réflexion en matière de matériel pédagogique, d’architecture et de mobilier scolaires; l’usage des tableaux collectifs et de l’ardoise, du préau comme espace intermédiaire entre l’extérieur et la classe, en sont quelques exemples. Surtout, elle établit la conviction que l’enseignement simultané est le mieux adapté à l’instruction publique, tandis que la méthode individuelle ne peut qu’être réservée au préceptorat ou à de très faibles effectifs. Mais il faut attendre 1871 pour arriver à l’organisation de cette simultanéité en trois niveaux, avec un programme uniforme et bien défini pour toutes les écoles, base pédagogique pour l’école républicaine de Jules Ferry et concernant une scolarisation de masse. C’était en fait valider – sans l’avouer – la méthode mise au point par J. B. de La salle et les Frères des Ecoles chrétiennes sous l’Ancien Régime.
Il faudra l’audace de la réforme scolaire de 1989 pour remettre en cause ce système éprouvé sur deux siècles d’expérience, par l’introduction de la notion moins rigide mais plus imprécise de « cycles » (au lieu de classes-niveaux), et par l’incitation ferme au retour à une pédagogie plus différenciée. En fait, le législateur a tenté de répondre à l’hétérogénéité des classes ressentie comme pédagogiquement de plus en plus difficile à surmonter, au constat de l’incapacité d’un nombre croissant d’élèves à être concernés lorsque le maître ne s’adresse pas personnellement à eux, mais aussi à éviter que le redoublement, seule réponse à l’échec scolaire, ne contribue à maintenir à l’école primaire des effectifs jugés économiquement trop importants. Or, la prise en compte du niveau réel de chaque élève, de ses progrès ou échecs et des « remédiations » nécessaires, réclame une formation, une organisation professionnelle et une structure matérielle auxquelles le corps enseignant n’était aucunement préparé et aidé, et d’autant plus que l’Ecole ne lui assignait plus des missions claires de transmission des connaissances, mais d’évaluation de compétences dont les finalités lui échappaient en partie. L’histoire jugera des effets à moyen et long terme de ce coup de balancier pédagogique…
ARCHIVES DEPARTEMENTALES DE S&L. Série O (dossiers communaux) : Autun, Buxy, Chalon, Charolles, Louhans, Mâcon ; Série E DEP. Buxy. [Dépouillement en collaboration avec Françoise Geoffray].
ARCHIVES COMMUNALES. Série 4 M : Chalon, Mâcon. [Remerciements à M. Vallot, de la Société d’Histoire et d’Archéologie de Chalon pour ses informations sur les bâtiments scolaires chalonnais].
BUISSON, Ferdinand, Dictionnaire de pédagogie, Hachette, 1888, tome 2, article : mutuel.
DEMNARD, Dimitri, FOURMENT, Dominique, Dictionnaire d’histoire de l’enseignement, Delarge, 1981, article : enseignement.
LAINE, Michel, Les constructions scolaires en France, P.U.F. 1996, p. 53-79.

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